L'Oise Agricole 17 juillet 2025 a 08h00 | Par Pierre Poulain

La Ferme d'Erquinvillers et NatUp unissent leurs forces face aux importations

Au coeur des Hauts-de-France, un partenariat inédit entre une entreprise familiale et une coopérative agricole illustre comment la France peut reconquérir sa souveraineté alimentaire sur des produits du quotidien.

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La Ferme d'Erquinvillers traite 50.000 tonnes de condiments par an et livre l'ensemble des enseignes de la grande distribution française.
La Ferme d'Erquinvillers traite 50.000 tonnes de condiments par an et livre l'ensemble des enseignes de la grande distribution française. - © PP

«Ça me choque un peu», confie Grégoire Levesque en évoquant ces oignons néo-zélandais qui garnissent nos étals en pleine saison française. Le président de La Ferme d'Erquinvillers ne mâche pas ses mots : «La Nouvelle-Zélande, c'est 20.000 kilomètres, deux mois de bateau. On nous parle de bilan carbone, et ça ne choque personne.» Cette aberration, l'entrepreneur picard a décidé de la combattre. Avec la coopérative NatUp, il vient d'annoncer un investissement majeur pour créer une unité de conditionnement de 17.000 m² à Argenlieu, dans l'Oise. Objectif : proposer des condiments 100 % français toute l'année.

Une histoire de famille devenue enjeu national

L'histoire commence en 2003, quand Grégoire Levesque rejoint son père Bruno Levesque, agriculteur installé à Erquinvillers depuis 1972. «Il n'y avait rien ici», se souvient-il. La première commande part en octobre 2004 vers Auchan, client historique qui fait encore confiance à l'entreprise vingt ans plus tard. Rapidement, les deux hommes identifient un créneau : le manque de producteurs-expéditeurs sur le marché des condiments. «On a très vite vu qu'il y avait un trou dans la raquette», explique Grégoire Levesque. En 2008-2009, une quarantaine de producteurs rejoignent déjà la marque commerciale, séduits par des cahiers des charges stricts et la promesse de débouchés pérennes. Aujourd'hui, La Ferme d'Erquinvillers traite 50.000 tonnes de condiments par an et livre l'ensemble des enseignes de la grande distribution française. De Carrefour à Aldi, de Monoprix à Franprix, en passant Intermarché ou encore Grand Frais, les oignons d'Erquinvillers ont conquis les rayons nationaux. Mais ce succès révèle un paradoxe : même leader sur son marché, l'entreprise ne peut combler tous les besoins français.

Le problème se cristallise sur une période précise : avril à juillet. «Vous pouvez regarder, on est au mois de juin, en pleine récolte d'oignons dans nos régions, et vous allez retrouver des oignons de Nouvelle-Zélande, d'Australie dans certains magasins», pointe Grégoire Levesque. Cette situation ubuesque s'explique par un déficit structurel : la France manque de capacités de stockage et de conditionnement adaptées aux condiments. Des importations qui pèsent lourd sur l'empreinte carbone et fragilise l'approvisionnement national, mais elle révèle surtout un potentiel de développement considérable pour les filières locales. «Aujourd'hui, l'agriculture française, on nous demande d'être plus blanc que blanc, d'entamer des démarches agroécologiques. Il faut être Global Gap, zéro résidu de pesticides», souligne l'entrepreneur. Cette exigence de qualité, légitime, contraste avec la tolérance accordée aux importations lointaines, moins contraintes par les normes européennes.

Face à ce défi, Grégoire Levesque a choisi de ne pas jouer en solo. «L'investissement est lourd, donc on veut partager les risques financiers, et aussi bien maîtriser le sourcing», explique le dirigeant. Car la concurrence s'intensifie en amont, notamment avec les nouvelles usines de transformation de pommes de terre qui courtisent les mêmes producteurs. «On est de plus en plus challengés, sollicités», reconnaît-il. La répartition des rôles entre les deux partenaires illustre cette complémentarité. NatUp mobilise son réseau d'adhérents pour développer de nouveaux contrats de production, tandis que La Ferme d'Erquinvillers apporte son expertise commerciale et technique. «Le rôle d'une coopérative, c'est connecter l'amont à l'aval», résume Grégoire Levesque.

Le futur site d'Argenlieu témoigne de cette ambition. Avec une capacité de traitement de 300 tonnes par jour contre 180 actuellement, l'installation permettra de porter la production globale de 50.000 à 70-80 000 tonnes annuelles. Six trieurs optiques et l'automatisation complète des lignes de conditionnement garantiront un haut niveau de qualité tout en réduisant la pénibilité du travail. «Aujourd'hui, trier toute la journée, ce n'est plus possible et on ne retrouve plus les ressources pour ça», constate le chef d'entreprise. L'automatisation ne vise pas à supprimer des emplois mais à les revaloriser, en libérant les salariés des tâches les plus répétitives. «C'est garder les postes en place et d'améliorer les tâches», précise Grégoire Levesque. Les anciens locaux d'Erquinvillers, propriété du groupe familial Grégoire Levesque, seront transformés en centre de stockage avec six cellules frigorifiques supplémentaires, ils renforceront la capacité de conservation, élément clé pour garantir un approvisionnement français annuel.

Un calendrier serré pour un défi de taille

La montée en puissance se fera par étapes. Les travaux, déjà entamés, s'achèveront début 2026. En janvier, l'usine démarrera avec cinq nouvelles lignes de conditionnement. Entre février et mars, les onze lignes existantes d'Erquinvillers seront transférées pour atteindre la pleine capacité mi-mars, juste avant la récolte 2026. Ce calendrier tendu témoigne de l'urgence ressentie par les acteurs. «Il faut monter les capacités de stockage supplémentaires, spécifiques à l'ail, l'oignon et les échalotes, et avoir des capacités d'emballage pour servir les clients et la demande qui est croissante», martèle Grégoire Levesque. «On a besoin de terres irriguées, de terres vierges, de producteurs dynamiques qui rentrent dans toutes nos démarches qualité», détaille l'entrepreneur.

Une vision de l'agriculture française

Cette stratégie s'inscrit dans une réflexion plus large sur l'avenir de l'agriculture hexagonale. «Il y a des filières qui peuvent encore marcher, des filières qu'on peut développer encore en France», plaide Grégoire Levesque. L'exemple des industriels de la pomme de terre, qui s'installent massivement en France pour travailler des tubercules français, inspire cette approche. Le parallèle avec d'autres secteurs alimentaires renforce ce constat. «On est tous là à regarder nos productions partir à droite, à gauche, alors qu'on manque déjà de viande et d'oeufs. On a tellement de barrières aujourd'hui qu'on se tire une balle dans le pied», déplore-t-il. Cette vision dépasse le simple calcul économique. Elle interroge la cohérence d'un système qui impose des contraintes environnementales et sanitaires strictes à ses producteurs tout en tolérant des importations lointaines moins encadrées. «Mettre en place des filières comme ça, et à plusieurs, c'est une bonne chose», conclut l'entrepreneur.

Les bénéfices de ce partenariat dépassent le cadre des deux entreprises. Pour les producteurs, il ouvre de nouvelles perspectives contractuelles dans un contexte de volatilité des marchés. La garantie d'un débouché pérenne, encadré par des cahiers des charges précis, sécurise les investissements et encourage les conversions. Pour les distributeurs et industriels, l'initiative promet un approvisionnement français régulier, répondant à une demande croissante des consommateurs pour les produits locaux. La traçabilité, critère de plus en plus décisif, sera garantie de la parcelle au rayon. L'impact territorial n'est pas négligeable. Au-delà des emplois directs créés, le projet stimulera l'économie locale en générant de nouveaux contrats de production.

De la théorie à la pratique

Reste à transformer l'essai. «Tout ça, c'est sur le papier. Après, il faut que ça se mette en musique», tempère Grégoire Levesque avec le pragmatisme du chef d'entreprise. Le défi technique est maîtrisé, mais le défi commercial reste entier : convaincre producteurs et clients de basculer vers cette offre française. La concurrence internationale ne baissera pas les bras. Les importateurs disposeront toujours d'avantages comparatifs, notamment sur les coûts de main-d'oeuvre. Le succès dépendra donc de la capacité à valoriser les atouts français : qualité, traçabilité, proximité et impact environnemental réduit. L'entrepreneur pense déjà aux prochaines étapes. «On réfléchit à valoriser la partie écarts de tri», confie-t-il. Aujourd'hui méthanisés ou transformés en arômes, ces co-produits pourraient générer de nouvelles sources de revenus, renforçant la rentabilité globale de la filière.

Une initiative qui illustre comment des acteurs privés et coopératifs peuvent, par leur union, reconquérir des marchés abandonnés aux importations. Car comme le rappelle Grégoire Levesque : «On a des filières d'excellence en France, et on doit s'appuyer sur elles.»

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