L'Oise Agricole 21 octobre 2021 a 09h00 | Par Dominique Lapeyre-Cavé

50 nuances d'engrais

Il n'y pas que les cours du blé qui se portent bien. Ceux des produits pétroliers et donc des engrais azotés subissent une hausse constante, provoquant des inquiétudes chez les exploitants quant au prix qui sera finalement payé et même sur les disponibilités au moment où les cultures en auront besoin.

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Livraison d'engrais conditionné en big bag dans une exploitation agricole.
Livraison d'engrais conditionné en big bag dans une exploitation agricole. - © V. Marmuse

Chacun a fait comme il a pu, selon ses possibilités. Pascal Vandenbroucke, agriculteur à Thiescourt, a commandé comme tous les ans en juin-juillet son ammonitrate 27 à sa coopérative Agora. «Je suis en théorie couvert, mais je ne sais pas encore à quel prix je vais le payer. Et quand je vois les sommets atteints, si on en est là au moment de recevoir mes camions, c'est sûr que je vais en refuser car il me sera financièrement impossible de tout payer au prix fort», s'inquiète-t-il.

Certains de ses collègues, qui utilisent plutôt de la solution azotée, n'ont pour l'instant rien commandé devant la hausse des matières. «Même le glyphosate n'est plus disponible en ce moment, cela devient problématique, pointe-t-il. Et puis j'aimerais quand même avoir une fourchette de prix de l'azote pour savoir où je vais.» Xavier Vincent, à Silly-le-Long, avoue ne pas être tranquille du tout car il n'a rien commandé pour l'instant. Plus que le prix, c'est la rupture d'approvisionnement qu'il craint.

Position intermédiaire entre l'absence de commande et la couverture totale des besoins, celle d'Hervé Bahu, exploitant à Boissy-Fresnoy, qui s'est couvert aux deux-tiers. «J'ai de quoi faire mes premiers apports azotés. J'ai eu l'opportunité de commander des camions d'ammonitrate 27 et 33 en vrac avant que les prix ne s'envolent, ainsi qu'un camion d'engrais liquide. Je n'ai pas assez pour la campagne, mais c'est vraiment trop cher en ce moment et je n'ai pas de quoi stocker en sécurité. J'attends de voir au printemps ce que cela donnera», avance-t-il.

Autre approche, celle d'Adrien Dupuy, agriculteur à Labosse. «Il n'y a plus beaucoup d'usines en France ni même en Europe et là encore, on est dépendant de fournisseurs qui peuvent choisir de vendre à d'autres. Il n'y a pas que la souveraineté alimentaire qui compte, il y a aussi celle de nos moyens de productions», analyse-t-il. Il réfléchit également à ajuster son assolement pour y mettre des cultures moins dépendantes de la fertilisation azotée. «Cela peut être des protéagineux, par exemple des pois, mais il faut bien reconnaître que les mauvais rendements de ces dernières années ne plaident pas en leur faveur. Reste à tenter le tournesol, peu gourmand en intrants», veut-il croire.

Un marché fluctuant

Côté coopérative, Vincent Lecat, responsable engrais chez Agora, annonce une amélioration récente sur le marché de la solution azotée. «On trouve à nouveau à en acheter, ce qui porte notre couverture entre 65 et 70 ¨%. Les Lituaniens qui avaient arrêté à cause du Covid, se remettent heureusement à produire. Mais l'Europe a mis en place des taxes anti-dumping sur les solutions azotées et toute la marchandise part vers les USA, accentuant la pénurie en Europe. En ce moment, il y a moins de différences de prix entre les USA et l'Europe et on espère que les fournisseurs reviennent sur le marché européen», explique-t-il.

Les prix des engrais azotés suivent ceux du gaz et du pétrole, en forte hausse, avec un prix pour les agriculteurs de plus en plus élevé. «Pour l'instant, il nous manque 30 % de solution azotée pour février-mars et j'ai peur que l'on ait des disponibilités, mais des soucis de logistique. À un prix de 615 à 620 euros la tonne, on reste très prudent sur les achats», concède Vincent Lecat. D'autant plus, et cela s'est déjà vu, qu'on n'est pas à l'abri d'un retournement de marché. «D'ailleurs, certains agriculteurs n'ont rien commandé et tablent sans doute sur cet effet.»

Côté phosphore, les prix du moment sont élevés, mais il n'y a aucun souci d'approvisionnement. Par contre, pour la potasse, les fournisseurs s'orientent vers les USA et le Brésil où les prix sont plus élevés et où la demande est forte. «Résultat, on a du mal à trouver.»

Pour ce qui est de l'ammonitrate, la coopérative est bien couverte, à hauteur de 85 à 90 %. Mais les cours restent hauts. «Au prix moyen, tout est couvert, que ce soit en solide ou en liquide. Par contre, pour le prix ferme, cela risque d'être problématique pour ceux qui n'ont pas encore commandé. Même si le prix finit par baisser au printemps comme certains l'espèrent, la logistique aura du mal à suivre et on aura une situation inédite : de la camelote, mais rien pour l'acheminer dans les temps.»

Pour l'instant, 70 % des adhérents d'Agora ont passé commande, seuls 10 à 15 % ne se sont pas manifestés. «Nous avons anticipé autant que possible en étant aux achats de bonne heure. Nos capacités de stockage sont remplies et nous louons à nos adhérents des bâtiments couverts et fermés pour y stocker nos engrais. Malgré les réelles tensions sur le marché, nous maîtrisons globalement la situation pour nos adhérents. Seule crainte, la logistique qui pourrait faillir. Que nos adhérents se rassurent, nous avons essayé de bien travailler dans leur intérêt», conclut Vincent Lecat.

Les céréaliers redoutent «une pénurie d'engrais»

Agriculteur dans le Loiret et secrétaire général adjoint de l'Association générale des producteurs de blé (AGPB), Cédric Benoist revient sur les raisons qui peuvent expliquer actuellement l'envolée des prix des engrais azotés.

L'AGPB est très remontée contre le prix des solutions azotées ? Pourquoi ?

Depuis quatre ans, nous portons le fer auprès de la Commission européenne pour qu'elle abroge les taxes antidumping sur l'azote et, notamment, sur les solutions azotées. En effet, certains pays notamment du Nord et de l'Est de l'Europe (Lituanie, Pologne) veulent protéger leurs industries qui sont peu compétitives. Ces pays ont convaincu l'Union européenne d'imposer des surtaxes à l'importation, ou plutôt ce qu'on appelle dans le jargon fiscal, des droits additionnels car ils s'ajoutent aux droits de douane ordinaires de 6,5 %. Ces taxes frappent les importations de solutions azotées originaires de Trinité-et-Tobago, des États-Unis et aussi de Russie, avec des surtaxes variant de 22 E à presque 43 E/t.

En somme, vous souhaitez libéraliser le marché...

Ce n'est pas une question de libéraliser le marché mais une question de justice et d'équilibre économique. Ces droits additionnels ont des effets pervers sur les exploitations agricoles françaises et européennes. Ils engendrent un surcoût pour les agriculteurs européens qui produisent ainsi plus cher leurs céréales, oléagineux, betteraves et autres cultures. Ces dernières qui n'ont plus de protection douanière sont, par conséquent, moins compétitives sur un marché ouvert, mondial où la concurrence est frontale. Le prix de l'azote dans les charges variables est très important sur les cultures. Nous demandons simplement à ce que les prix des solutions azotées soient alignés, en Europe, sur le prix hors-Europe, afin que nous puissions être dans un schéma de concurrence loyale.

Avez-vous porté ce sujet au Copa-Cogeca ?

Bien entendu. Une demande de suspension signée par Copa-Cogeca pour la Commission européenne a été déposée depuis le mois d'avril. Il y a d'autant plus urgence sur ce dossier que le prix du gaz est en train de flamber. Selon la Commission de régulation de l'énergie, ce prix a augmenté de presque 60 % depuis le début de l'année, rien qu'en France. Les tarifs du gaz sur les marchés internationaux ont quadruplé depuis avril. Or, le gaz est indispensable pour la production d'engrais azoté. En bout de chaîne, le prix de la tonne de solution azotée est passée de 170 E en 2020 à presque 450 E aujourd'hui, et la taxe antidumping aggrave les choses. Un autre risque est la mise en place de la mesure d'ajustement carbone aux frontières qui pourrait renchérir encore plus le coût des engrais azotés dans l'avenir.

Craignez-vous une pénurie d'engrais ?

C'est un scénario fort probable que nous redoutons. Avec la fin de la crise du Covid et l'amorce d'une reprise économique, la demande chinoise est très forte. Tant et si bien que depuis le début de la morte saison, nous ne sommes qu'à 10-15 % de livraisons de solutions azotées quand celles-ci atteignent, normalement à cette date 60-70 %. En termes de disponibilité, il risque d'y avoir des tensions au cours du printemps 2022. À titre d'exemple, le Norvégien Yara, numéro deux mondial de la production d'ammoniac, a décidé de réduire de 40 % sa production (lire ci-dessous). Une solution consisterait à s'approvisionner en Biélorussie, mais par peur des représailles des Américains, aucun importateur européen n'envisage de le faire. Ce dossier est d'autant plus majeur qu'il renvoie non seulement au revenu des agriculteurs et à la compétitivité de nos exploitations et de nos entreprises agroalimentaires, mais aussi à la souveraineté alimentaire de notre pays.

Yara arrête la production de deux de ses usines

Conséquence d'engrais azotés qui se raréfient et deviennent cher, le norvégien Yara, numéro deux mondial de la production d'ammoniac, a décidé, fin septembre, de réduire de 40 % sa production et de la ramener de 4,9 Mt à 2,9 Mt. Ainsi a-t-il décidé d'arrêter la production de deux de ses usines en Grande-Bretagne. Il pourrait également suspendre l'activité de ses sites en France, aux Pays-Bas et en Italie. D'autres producteurs devraient suivre dans cette voie. En cause, la flambée du prix du gaz naturel, la matière première des engrais azotés. Son prix a triplé sur la place d'Amsterdam et les stocks européens sont faibles à l'entrée de l'hiver à cause de la pandémie et de la forte demande asiatique.

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