Pierre et Martin Lévêque : des éleveurs heureux
Retour sur l’aventure «mutualiste» de la SCL O’Lait, avec Pierre et Martin Lévêque, deux des associés.
Des éleveurs laitiers heureux, et qui, en plus, s’expriment, l’occasion est rare. Et pourtant, ça existe. Pierre et Martin Lévêque, éleveurs laitiers à Hautvillers-Ouville, en sont la preuve vivante, comme ont pu s’en rendre compte les trois cents personnes qui sont venues assister à la deuxième journée Ambition Ozé, à Amiens, sur le thème «Vive le lait, vivre le lait».
Le lait, eux, le vivent depuis trois générations. C’est d’abord le grand-père qui ouvre le bal, puis son fils ensuite, qui décide avec neuf autres associés, dont cinq éleveurs laitiers, de créer une Cuma intégrale. Pour optimiser le travail en lait, les éleveurs prennent la décision, en 1992, de regrouper les ateliers lait et créent, pour ce faire, un Gaec partiel. Les cent vaches regroupées produisent 800 000 litres de lait par an.
Chemin faisant, en 2003, les éleveurs décident de créer la SCL O’Lait, qui regroupe alors environ 180 vaches en lactation. C’est cette année-là que Pierre Lévêque s’installe et prend le relais de son père, qui vient de décéder. Ils sont alors huit associés. La société continue de s’agrandir avec, en 2010, la construction d’un deuxième bâtiment, qui sert d’abord d’aire de stockage pour les fourrages et de lieu d’élevage pour les génisses.
A contre courant
En 2015, avec la reprise d’une activité laitière par Martin Lévêque, c’est au tour du frère de s’installer. Un nouveau bâtiment est construit en 2016 pour les vaches laitières, équipé de deux robots. Au total, la SCL O’Lait tourne avec cinq robots de traite pour 250 vaches et sept associés.
«Quand Martin s’est installé, en 2015, c’était en pleine crise laitière. Augmenter le cheptel et construire un nouveau bâtiment, c’était totalement à contre courant. Cela ne nous a pas arrêtés pour autant. On s’est dit qu’il fallait y aller. On l’a fait, et on ne le regrette pas», raconte Pierre Lévêque. Ce qui les a fait oser ? Ne cherchez pas de réponse du côté de l’insouciance, voire de l’inconscience de leur jeunesse. Rien de tel. Juste la force du collectif, une réflexion globale et partagée de leur plan d’investissement, et la mise au point d’une stratégie avec des caps à franchir par palier. La réflexion a payé. La SCL O’Lait tourne bien, tant sur le plan de la production laitière (2,8 millions de litres de lait par an) que sur l’organisation du travail particulièrement bien rodée.
La belle vie d’éleveur
Sur les sept associés, deux sont à temps plein pour s’occuper des vaches laitières et cinq pour gérer les cultures. Côté atelier lait, le paillage et le suivi du troupeau sont assurés par Martin Lévêque, une salariée et une apprentie. L’alimentation, les travaux et la maintenance sont à la charge de Pierre et d’un salarié. Trois équipes ont été constituées pour tourner lors des astreintes, avec un référent. Autrement dit, chacune travaille un week-end sur trois. De quoi laisser du temps à la vie familiale et aux loisirs.
«Le travail en commun permet de libérer du temps pour soi, de prendre du recul, de se ressourcer, mais aussi de se former et de s’informer», explique Pierre Lévêque. Il permet aussi de «partager ses joies et ses peines. Cela paraît un peu ridicule en le disant, mais quand on a une grosse merde, dès le matin, dans l’atelier lait, partager ce moment-là avec les autres, cela permet de retrouver de l’élan et de reprendre son travail», commente-t-il. A la liste des avantages, il faut aussi ajouter la possibilité de se spécialiser, de développer une technicité plus forte, comme de créer un outil de travail pratique, adapté et attractif pour la génération future. Si la transmission des exploitations laitières est un casse-tête chinois pour nombre d’exploitants aujourd’hui - les jeunes étant peu attirés par cette filière contraignante en termes de travail, et qui, de surcroît, ne paie plus - chez les Lévêque, cette problématique ne devrait pas poindre le bout de son nez.
Mais la vie n’étant jamais tout à fait rose, le travail en commun peut également présenter quelques inconvénients que les éleveurs ne passent pas sous silence. Parmi ceux-ci, «il faut accepter de faire des concessions quand on délègue, mais aussi de diviser le gain, de prendre du temps pour se réunir et communiquer, et d’avoir l’avis de tous pour prendre une décision», détaille Pierre Lévêque. Mais, au vu des résultats, les concessions et le partage des gains pèsent bien moins.
Résultats techniques et économiques
Côté résultats techniques, la moyenne de lait par vache est de 10 430 litres, le taux butyreux est à 37,7 et le taux de protéines à 31,8. Les cellules, quant à elles, sont à 162 000, l’intervalle vêlage-vêlage à 375 jours, et l’âge au vêlage des génisses à 25 mois. «Au départ, on s’occupait de l’élevage au visu, mais avec les agrandissements, on s’est équipés d’un laboratoire qui analyse le lait, ce qui nous a fait gagner en qualité», relève Martin Lévêque.
Côté résultats économiques, le total du produit lait est à 383 e/1 000 l (342 e pour le produit lait + 41 e pour le produit viande et divers). Le coût alimentaire est de 105 e/1 000 l. Pour ce qui est des marges brutes, elle est de 222 e/1 000 l pour le lait et de 2 101 e par vache. Ces performances ont permis à la SCL O’Lait de passer la crise, sans être trop impactée, et d’envisager l’avenir sereinement, et avec une certaine qualité de vie.
K. Lecornu : «C’est à nous de créer un élan»
L’ex-présidente de la branche française du réseau EDF (European Dairy Farmers), et productrice de lait en Normandie, fait le point sur la situation de la filière et les raisons d’espérer.
Que vous inspire le titre choisi pour cette deuxième journée Ambition Ozé, «Vive le lait, vivre le lait» ?
Au premier abord, j’ai trouvé ce titre osé, et sans jeu de mot, car notre sentiment en tant qu’éleveur est compliqué. Même si le plus fort de la crise laitière est derrière nous, on ne sait pas trop ce que nous réserve le futur. Nous n’avons plus, à vrai dire, de repères. Mais vivre le lait, c’est bien l’objectif. C’est à nous d’aller de l’avant. Reste que notre profession est un peu passive et a tendance à attendre que les solutions viennent d’ailleurs.
Quelle est votre analyse de la situation laitière aujourd’hui ?
Avec la fin des quotas en 2015, la volatilité des prix s’est installée, et elle va durer. Il va donc falloir s’y habituer. Il ne faut pas s’attendre à ce que la loi issue des Etats généraux de l’agriculture et de l’alimentation apporte une solution miracle. Néanmoins, dans le cadre des négociations commerciales, cela peut donner quelque chose pour les laiteries qui vendent en France. En revanche, pour celles qui font de l’export, il ne faut s’attendre à rien, car on ne peut pas avoir un prix du lait politique qui s’applique hors de nos frontières. Si la France est le seul pays à intégrer les coûts de production, nous ne serons pas compétitifs sur les marchés extérieurs. Une fois cela dit, la bonne nouvelle, c’est qu’il faudra du lait, à long terme, au vu de l’évolution de la démographie mondiale. Et le produit lait standard restera parce que l’industrie a besoin de lait pas cher. Par ailleurs, la dimension écologique et le bien-être animal sont des critères qui entreront en compte dans notre production. Ils devraient être pris en compte, au final, dans le prix du lait. Mais la route pour atteindre nos objectifs est tout sauf une ligne droite. Elle sera particulièrement sinueuse, et il faudra s’adapter tout le temps.
Est-ce que vous pensez que les éleveurs sont prêts à s’adapter tout le temps ?
Il faut reconnaître que l’on manque de souplesse. Pourtant, nous sommes assez résilients mais, en même temps, nous voulons protéger les systèmes d’avant. Quand les quotas ont été créés, nous n’en voulions pas. Puis, quand ils ont été supprimés, nous étions contre. Nous ne voulions pas non plus de la Pac, et, à présent qu’elle est menacée, nous réclamons son maintien en l’état. Dans notre culture, nous sommes en fait assez conservateurs, ce qui induit un manque de capacité à s’adapter. Nous devons lutter contre ce manque d’agilité dont nous faisons preuve. Le changement passera par le développement personnel et par notre capacité à être chef d’entreprise.
Concrètement, exercez-vous cette capacité à s’adapter dans votre exploitation ?
Nous avons un système très résilient, qui présente beaucoup de souplesse, car nous avons très peu de charges de structure. Nous sommes très low cost. Notre exploitation se compose de 100 ha, que des fourrages, sauf 6 ha de blé, et de 150 vaches. Nous embauchons beaucoup pour compenser la vieillesse de notre bâtiment d’élevage et de notre salle de traite, mais cela nous permet d’avoir une bonne qualité de lait. La plaine, elle, est totalement déléguée.,Avec la crise, nous avons fait le choix de ne pas investir. On fait le dos rond en attendant des jours meilleurs, mais notre système fonctionne encore. Et si, demain, nous avons un coup dur, nous pourrons diminuer notre main-d’oeuvre. Mais notre vrai défi pour demain, c’est la fin du glyphosate, car nous sommes en semis simplifié. De fait, si cela arrive, je ne sais pas comment nous allons faire.
European Dairy Farmers
Le réseau réunit cinq-cents producteurs de lait, provenant de vingt-deux pays européens. Ses objectifs sont de favoriser les échanges d’expérience et d’informations entre éleveurs, de comparer les différents systèmes de production en Europe et dans le monde du point de vue de leur efficacité, et de coopérer avec les secteurs amont et aval. Il travaille aussi sur les compensations de prix.
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