L'Oise Agricole 23 juin 2022 a 09h00 | Par Alix Penichou

«La France agricole est un petit pays dans un monde qui va mal»

Vincent Chatellier, économiste à l'Inrae, était l'invité de la FRSEA Hauts-de-France lors de son AG, à Amiens, le 17 juin. Le spécialiste de l'économie des filières et des marchés agricoles dressait un bilan conjoncturel.

Abonnez-vous Reagir Imprimer
Pour Vincent Chatellier, «La France, terre fertile, a de nombreux atouts, et la demande de biens alimentaires est durablement croissante.» Mais des défis sont à relever.
Pour Vincent Chatellier, «La France, terre fertile, a de nombreux atouts, et la demande de biens alimentaires est durablement croissante.» Mais des défis sont à relever. - © A.P.

«Quand on parle économie, il faut rester humble. Tout change tellement vite que celui qui a raison aujourd'hui peut avoir tort demain», prévient d'emblée Vincent Chatellier. Ce 17 juin, l'économiste de l'Inrae était l'invité de la FRSEA Hauts-de-France lors de son assemblée générale pour un exposé sur «l'agriculture française et ses dynamiques productives et commerciales face à la concurrence internationale». Vaste programme.

L'expert plante le décors : «La France agricole est un petit pays dans un monde qui va mal». L'augmentation des prix des matières premières liée à celle des prix de l'énergie, fait mauvais ménage avec l'inflation. «Le gens ne mettent plus de produits bio dans leur caddy, mais gardent le même discours sur leurs attentes en termes de qualité», image-t-il. Pourtant, ce ne sont pas les prix de l'alimentation qui creusent le trou dans le porte-monnaie. «Depuis des années, ils représentent 20 % de la part du budget. Les gains des productivité agricole ont été mis au profit des consommateur. C'est le prix du logement qui a considérablement augmenté.»

Dans ce contexte, tous les agriculteurs ne sont pas logés à la même enseigne. «Entre le gars qui stocke chez lui ou celui qui produit sur place, toutes les exploitations ne traversent pas la crise de la même façon.» Concrètement, les écarts de revenus des agriculteurs sont énormes selon leurs orientations technico-économiques. «En moyenne, entre 2010 et 2020, un agriculteur gagne 29 600 EUR constants par an. Comptez plus de 50 000 EUR en grandes cultures, 46 000 EUR en viticulture, et plus de 30 000 EUR en élevage porcin, maraîchage, volailles... Avec moins de 20 000 EUR

par an, les éleveurs de bovins viande, ovins et caprins, eux, n'ont jamais rien gagné.» Pour Vincent Chatellier, plusieurs conditions de réussite existent dans les exploitations : une installation dans des conditions favorables, un projet cohérent, une sécurisation des débouchés à long terme, un sens de l'opportunisme, une bonne maîtrise des techniques de production...

L'Europe améliore sa copie

Et la guerre en Ukraine, dans tout cela ? «2,8 Mdt de céréales sont produites chaque année dans le monde. L'Ukraine ne représente que 3 % de cette production, et la Russie 7 %. Mais c'est 21 % des exportations, et 30 % du marché mondial du blé.» Pour l'Europe, la conséquence est moindre. «La Russie et l'Ukraine ne sont plus des pays majeurs pour elle en termes d'import comme d'export de céréales. L'urgence, c'est de faire entrer les céréales dans les pays qui importent 100 %, comme l'Égypte, la Turquie et le Bengladesh.»

Avec 46 MdEUR d'excédents commercial, l'Europe «améliore même sa copie», surtout dans les domaines des productions alimentaires comme les produits laitiers, le secteur porcin puis avicole. Parmi ses grands clients : le Royaume-Unis, les États-Unis, la Chine, la Suisse, le Japon et la Russie. Ses principaux fournisseurs sont le Brésil, le Royaume-Unis, les États-Unis, la Chine et la Norvège. Mais difficile de parler de croissance en termes de volume. «La production agricole n'a pas augmenté en volume depuis vingt ans. L'UE représente tout de même 18,5 % de la production mondiale, soit 80 MdEUR sortie ferme.»

En France, les richesses s'envolent

En France, le constat n'est pas si positif. «En production céréalière, la SAU n'évoluera pas. La production de légumes, en encore plus de fruits, décroit face à la concurrence, notamment de l'Espagne. La production de viande diminue depuis 1998, à l'exception de quelques filières comme la volaille. Celle du lait se concentre dans de grosses fermes.» L'expert y voit deux risques majeurs pour cette dernière filière : le premier est social, avec des jeunes qui veulent une meilleure qualité de vie. L'autre est économique. «Le lait n'a pas assez payé depuis dix ans.»

Le premier client de la France, les exploitants des Hauts-de-France le savent bien, est la Belgique. «C'est aussi un de nos plus gros fournisseurs.» Les pomme de terre s'en vont, et nous reviennent en frites. «Ces flux croisés posent la question de la répartition de la valeur.» Pour l'expert, «la France détériore sa balance commerciale.» Comptez 8 MdEUR d'excédent aujourd'hui contre 12 MdEUR en 2012. «Et encore, le vin représente + 14 MdEUR, donc sans cette filière, on peut considérer qu'on est déficitaire de 6 MdEUR.»

Vincent Chatellier relève pourtant «des raisons d'y croire». «La France, terre fertile, a de nombreux atouts, et la demande de biens alimentaires est durablement croissante.» Mais des défis sont à relever. «Il faut assurer le renouvellement des générations. Ça passe par de meilleurs prix et des discours optimistes. Il faudra évidemment concilier production et performances environnementales. La communication sur le rôle utile de l'agriculture pour la société doit être améliorée.»

Quelles stratégies pour l'agriculture de la région ?

Après le tour d'horizon général de Vincent Chatellier, une deuxième séquence a été réalisée sous forme de table ronde, avec trois invités, représentants trois filières : Luc Verhaeghe, administrateur chez Sodiaal et représentant de l'interprofession laitière, Luc Desbuquois, ancien président du Cenaldi (association d'OP légumes de conserves), Delphine Nicolaï, arboricultrice et présidente de la coopérative Nelfruit.

Les intervenants estiment que leur filière est à un tournant et qu'un certain nombre de défis sont à relever pour préserver la production régionale. Le renouvellement des générations d'abord. En lait, Luc Verhaeghe exprime sa crainte quant au souhait des jeunes générations à poursuivre l'activité laitière, surtout dans le contexte qui semble plus profitable aux productions végétales. Pourtant, les perspectives de vente semblent positives, du fait du déséquilibre offre demande, même si à l'inverse, les charges sont très élevées. En légumes, l'approvisionnement dans la durée des usines locales avec des cultures issues de cycles de production très courts est un défi chaque année. Aussi, l'organisation des producteurs en OP afin de bénéficier de caisse de péréquation en cas de coup dur est indispensable. En ce qui concerne la production fruitière, c'est la lutte contre les aléas climatiques qui est mise en avant pour la pérennité de la filière. Disposer d'une assurance récolte à un coût plus abordable permettrait aux producteurs de se protéger plus facilement.

Les marchés bouleversés

Le conflit russo-ukrainien a des impacts sur les marchés internationaux. En ce qui concerne les pommes, la France subit de plein fouet la concurrence de la Pologne qui exploite les mêmes variétés que le nord de la France et qui exporte désormais sur les mêmes marchés, depuis la fermeture des échanges avec la Russie et l'Ukraine. Cette concurrence est d'autant plus déloyale que les cahiers des charges ne sont pas les mêmes. Delphine Nicolaï met en avant la particularité des cultures pérennes qui ne permettent pas de s'adapter aux aléas du marché. En ce qui concerne le lait, la guerre en Ukraine a un impact direct très fort sur les charges qui pèsent sur les éleveurs et la perspective de prix de céréales élevé risque de favoriser encore la végétalisation des exploitations.

Le poids de la réglementation

Au-delà de ce contexte exceptionnel, les trois intervenants mettent en avant le poids de la réglementation qui pénalise les productions de la région. En légumes, Luc Desbuquois regrette le retrait de matières actives non remplacées. Les légumes étant de petites filières, la recherche ne développe pas de nouvelles solutions. Le risque est de devoir intervenir manuellement dans certains cas. Ces décisions ne sont pas compatibles avec les objectifs de souveraineté alimentaire mis en avant par le gouvernement. Au niveau de l'industrie agroalimentaire, la position frontalière des Hauts-de-France fait facilement toucher du doigt les distorsions de concurrence, avec un positionnement des usines le long de la frontière, côté belge où la réglementation semble plus propice au développement d'entreprises.

Premier levier d'action : le prix

En définitive, le prix des produits reste le facteur le plus important de maintien des filières. Selon Luc Verhaeghe, la loi Egalim 2 a permis, en ce qui concerne le lait, de rééquilibrer un peu le rapport de force avec la distribution, et ce, d'autant plus qu'il y a un manque sur le marché. Il faut poursuivre le travail pour que tous les acteurs jouent le jeu.

Les intervenants ont tous mis en avant le rôle du consommateur. Il y a en effet un grand écart entre le souhait des consommateurs et la traduction qu'ils en font dans leurs actes d'achat. Faire passer des messages, expliquer les pratiques agricoles et encourager le manger français sont des éléments fondamentaux mais difficiles à démultiplier. Pour cela, chacun sa méthode, Delphine Nicolaï instaure le dialogue dans son verger dans ses cueillettes libre-service. Luc Verhaeghe s'essaie aux pod-cast sur son élevage pour communiquer au grand public. Selon lui, «l'agriculture dispose de nombreux savoirs faire, il faut le faire savoir».

Réagissez à cet article

Attention, vous devez être connecté en tant que
membre du site pour saisir un commentaire.

Connectez-vous Créez un compte ou

Les opinions emises par les internautes n'engagent que leurs auteurs. L'Oise Agricole se reserve le droit de suspendre ou d'interrompre la diffusion de tout commentaire dont le contenu serait susceptible de porter atteinte aux tiers ou d'enfreindre les lois et reglements en vigueur, et decline toute responsabilite quant aux opinions emises,